P168 — La vision du cyclope — Stéphane
J’t’ai raconté la dernière fois comment le Cyclope avait cassé sa pipe. Je devrais plutôt dire comment on lui a fait péter la carafe comme une pastèque qui éclate, avec des projections de jus et de pépins sur les murs. Mais on va pas ressasser les vieux chagrins. Moi ça va, je te remercie. Je me suis mis au vert le temps que Tony oublie mon blase et passe ses nerfs sur un blaireau qui l’avait pris à rebrousse poil. Heureusement, j’ai une carte de visite et un carnet d’adresse. Comme porte flingue, j’ai jamais démérité, mon C.V., dont je t’épargnerai les détails, en atteste. Et ça c’est bon pour moi, parce que ça veut dire que, malgré un accroc à mon pardessus, je garde la confiance de la clientèle. Donc à l’heure où j’te parle, je me refais une santé au service du grand Maurice, dit La Dent Creuse, en éloignant de façon convaincante les curieux de ses affaires.
J’raconte tout ça parce que c’est chez Maurice que le Cyclope s’est fait un nom. Ça me fait chaud d’y penser parce que le Cyclope y m’disait : « tu sais, chez Maurice c’est super réglo. Tu fais rien à l’œil là-bas – ça me faisait marrer le Cyclope qui disait tu fais rien à l’œil –, si tu fais un petit extra, tu palpes. Jamais d’embrouille et il prend soin de toi le grand Maurice. Si t’es patraque, tu prends un congé et tu reviens quand ça va mieux. C’est une bonne maison, je te la recommande si jamais t’as besoin. » A l’époque je pensais pas avoir besoin, je faisais des piges à droite à gauche pour dépanner mais rien de fixe. La stabilité de l’emploi, c’était pas trop mon souci, je pensais qu’à l’oseille et la qualité de vie au travail je m’en balançais. Pas de plan d’épargne retraite. Dans ce turbin, la retraite, elle est souvent anticipée, alors vaut mieux profiter des beaux jours quand il y en a.
C’est vrai qu’il en a profité des congés maladie chez Maurice, le Cyclope. Il faut dire qu’il a ramassé du plomb plus souvent qu’à son tour en ce temps là. C’était avant qu’on fasse équipe, on faisait à peu près le même boulot sauf que lui il était pas à son compte. Il avait un contrat moral avec Maurice et il s’y tenait. C’est important la morale dans notre branche, ceux qui bossent sans moralité gardent pas la place très longtemps. Et j’te dis pas les indemnités de licenciement : tu t’en tires bien avec un bon passage à tabac, mais le plus souvent pas question d’aller pointer à Pôle Emploi, c’est les deux pieds dans le béton et au fond du canal.
Donc, un soir – c’est lui qui me l’a raconté – il accompagne Maurice dans un hangar isolé où il avait rendez-vous avec un client pour concrétiser une transaction. Tu m’excuseras de pas dévoiler la nature du commerce, mais je suis tenu au secret professionnel et ça n’a aucune importance pour la suite de l’histoire. Ils se pointent en avance pour inspecter les lieux et ils attendent. Une bagnole – genre grosse berline comme dans les films américains sauf que c’était une Merco – arrive, passe les portes du local et s’arrête à cinquante mètres en éteignant les feux. Et là, au lieu d’un vieux caïd bedonnant, c’est une petite minette, accompagnée de deux lascars bâtis comme les piles en béton de la Tour Eiffel, qui descend. Mon Cyclope a tout de suite vu que le vieux avait les jambes qui flageolaient et qu’il louchait sur la donzelle. Il s’est dit qu’il fallait resserrer les boulons parce que le patron prenait du jeu.
C’est la môme qui portait la culotte, ou plutôt la robe, et elle la portait au ras de la lisière. Le Cyclope, il me raconte : « le patron arrêtait pas de lui reluquer les guiboles et la fille, les deux mains dans la veste qu’elle portait par-dessus, lui faisait du gringue. Ça sentait l’entourloupe. » Alors, tu sais quoi ? En pleine discute, paf, il lui colle une grosse mandale à la gonzesse qui décolle de ses escarpins et s’écrase la gueule sur le bitume. Elle pissait le sang par le pif et les oreilles m’a dit Maurice. Tu parles ! avec la baffe qu’elle venait de prendre, il y avait plus de dégâts dedans que dehors. Avec l’onde de choc, il lui restait que du yaourt dans la caboche à la greluche. Mais bref ! Les deux balaises sont pas restés avec les mains dans les poches. Aussi sec, ils sortent deux flingots de compétition et envoient une volée de pruneaux. Le Cyclope, qui sentait le coup, bondit et ramasse à la place du chef qui était visé et s’étale sur lui.
« T’es qu’un putain de taré, qu’il lui dit en matant les deux autres se tirer avec la bagnole en marche arrière. Pourquoi t’as fait ça ? » Et le Cyclope truffé de plomb lui répond: « j’ai eu une vision, elle allait vous baiser patron ! » Sûr qu’il aurait bien aimé le Maurice, mais sans la vision du Cyclope, c’est lui qui y serait passé.