Bernard se tournait et se retournait dans son lit, en vain. On ne peux plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux.
« J’ai voulu voir ? Et bien, tant pis pour moi. Maintenant il va falloir vivre avec… » se répétait-il.
Certes il n’aurait pas dû fouiller dans le sac de la jeune femme, il en était bien conscient. Si jamais elle l’apprenait, elle ne lui pardonnerait jamais.
« Je ne dirai rien, j’attendrai qu’elle m’en parle » avait-il décidé.
Mais ce mystère lui gâchait ses jours et ses nuits. L’oubli était impossible…
Au point qu’il n’arrivait plus à écrire une seule ligne. Cela lui était déjà arrivé autrefois : angoisses devant la page blanche, excitation quand tout à coup les idées se bousculent si vite qu’on n’a même plus le temps de les noter. Splendeurs et misères de l’apprenti écrivain, oui, il connaissait.
Mais là, c’était différent. Il était obsédé par une image, et l’angoisse le paralysait.
Tout avait commencé il y avait six mois à peine. Il était en vacances dans une résidence de rêve, à Koh Tao, petite île perdue au sud du golf de Thaïlande. Un coin pour touristes friqués: des Européens bien sûr, Français, Allemands, et, de plus en plus nombreux, des Russes, nouveaux riches vulgaires et exigeants; mais aussi des Américains à qui tout était dû… Tout ce monde là vivait en vase clos, ne sortait pas de l’hôtel et n’avait aucun contact avec la population locale, hormis les serveurs et les femmes de chambre. Il lui arrivait de regretter alors ses voyages d’autrefois, quand il était plus jeune et qu’il se déplaçait sac au dos, mêlé à la population.
Mais ce genre de séjour avait des avantages bien sûr. Les bungalows étaient très confortables et la nourriture excellente, même si une seule chose manquait, comme partout ailleurs en Asie : le fromage, question d’habitudes alimentaires. Mais pour quinze jours, il pouvait s’en passer.
C’est dans ce cadre idyllique qu’il avait rencontré Hilda, plus jeune que lui à l’évidence mais cela ne semblait pas lui poser problème. Dès le premier instant, il en était tombé amoureux. Sans doute, Eros émerveillé par tant de beauté lui avait-il décoché une de ses flèches empoisonnées ! Depuis, il ne cessait de penser à elle et tout ce qu’il désirait désormais, c’était d’être près d’elle, et rien d’autre.
Ils avaient passé là-bas des jours merveilleux. Le soleil, l’amour dans des bungalows montés sur pilotis, la plage, et autour, les forêts mystérieuses… Oui, c’était cela dont il se souvenait surtout : l’amour et les forêts.
Il avait déjà ressenti quelques fois ce sentiment amoureux, le ravissement des innocents qui vous rend un peu stupide et qui fait que le monde alentour s’estompe et perd toute importance. Mais cet éblouissement réciproque n’avait jamais duré bien longtemps. Là, c’était différent. Même rentrés en France, ayant repris leurs vies « d’avant », ils avaient continué à se voir et à s’aimer.
Alors, était-ce parce qu’il avait vieilli qu’il se sentait si vulnérable face à la jeunesse d’Hilda ? Ou parce qu’il sentait que la jeune femme lui cachait quelque chose ?
Il y avait quelqu’un dans sa vie, il en était sûr. Il l’avait surprise une fois en train de replacer vivement ce qui ressemblait à une photo au fond du sac de toile multicolore qu’elle trimbalait toujours avec elle. Quand elle s’était aperçue qu’il l’observait, elle avait légèrement rougi…
Alors, il fallait qu’il voie cette photo, il fallait qu’il sache. Il y avait urgence, sinon il allait devenir fou. Mais comment faire ? Elle gardait toujours son sac avec elle quand ils étaient ensemble. Il lui fallait attendre le moment propice. L’urgence et la patience, comment concilier les deux ?
Enfin, l’occasion s’était présentée.
Un soir, elle s’était absentée quelques instants, laissant son sac au pied du lit. Il avait hésité, et puis il avait délicatement plongé la main dans une poche intérieure, puis dans une autre. Il avait saisi le porte feuille, l’avait ouvert rapidement… et la photo avait glissé sans difficulté entre ses doigts.
D’abord stupéfait, il s’était vite ressaisi et n’avait eu que le temps de remettre l’objet à sa place.
Et maintenant qu’il avait vu, il ne savait plus que faire de ce secret ainsi dérobé…