P195 — Jus de mangue — Cloclo
Je sirote mon jus de mangue avec un plaisir non dissimulé, je sens qu’il le comprend aussi, bien qu’au départ, il ne m’ait prêté aucune attention. Bien calé sur sa chaise, dans une attitude un peu raide, mais élégante et digne tout de même, le regard lointain, semblant ne pas s’intéresser à moi, ni manifester le moindre sentiment. Je l’imite et fais comme lui, pourtant j’étais venue ici pour y trouver un peu de tendresse et de chaleur.
Le bar n’est pas ce qu’on appelle un bar animé, c’est un endroit feutré, tout en douceur. Les clients sont discrets, très peu bavards, toute leur attention se porte sur leur voisin ou voisine. Après mon premier mouvement d’euphorie passée, je sens qu’il faut que je me calme, du moins que je ne saute pas les étapes. Il faut déjà faire connaissance, puis se jauger, se mesurer, voir si l’on va pouvoir mutuellement se plaire. C’est toujours un instant très délicat à vivre, car il suffit parfois d’un mauvais feeling, et crac, tout est fichu par terre. Il faut repartir à zéro et reprendre le parcours à ses débuts. Ce que je ne souhaite pas.
C’est toujours un peu risqué, une première rencontre. A voir son peu d’enthousiasme à mon égard, mon cœur est envahi d’une légère tristesse, j’étais venue pour trouver un appui, une présence, un réconfort, et j’ai l’impression de me heurter à un mur. Un mur empreint d’une bonté bienveillante, certes, mais d’une sorte d’indifférence complaisante qui me déconcerte et me glace malgré un regard doux, profond, et de grands yeux verts qui me dévisagent et me donnent la chair de poule.
Mes nerfs se nouent, tous les muscles de mon corps se tendent, mon cœur se serre dans ma poitrine, je suis dans une espèce de colère contenue qui ne demanderait qu’à exploser et à se libérer en d’autres circonstances. Mais la bienséance japonaise me l’interdit, ici, seul le sourire est de mise, les hochements amicaux de tête, les déférentes courbettes et les révérences aimables. Je risque un geste et une approche vers mon partenaire, il est à ma portée. Oserais-je lui tendre la main, esquisser un seul geste ? A ma grande déception, il n’a pas fait le moindre mouvement vers moi. Seule la moustache a peu frémi, c’est peut-être bon signe pour la suite.
Je suis à deux doigts d’abandonner. J’ai bu trois jus de mangue, je commence à avoir l’estomac ballonné, la serveuse m’observe de loin d’un air de compassion. Et mon voisin ne s’est toujours pas franchement manifesté. Tout à coup, grande stupéfaction, il s’élance d’un seul bond vers moi, se frotte contre ma joue, me réclame des caresses. Je passe ma main dans son long cou qu’il a très doux et duveteux. Et là, il se met à ronronner, comme un bon vieux matou qu’il est ou prétend être, je passe ma main sur son dos en remontant doucement jusqu’à la naissance du cou, lui titille la nuque et le bas des reins, un grand bonheur m’envahit, mon stress disparaît instantanément sous la chaleur de son corps.
Le voilà maintenant endormi, étendu sur moi de tout son long. Notre bonheur est total. Je suis devenue la reine de tous les empires d’Orient et de tous les matins calmes.
Je reviendrai, c’est sûr, car je crois qu’il m’a définitivement adoptée. Pas de doute, cette idée de bar à chats est une idée géniale, je pense que je vais en développer le concept dès mon retour en France.