P191 — L'avis en rose — Olivannecy
La lettre qui se trouvait dans le livre de la bibliothèque rose n’était pas destinée à être lue par un enfant…
Un « A », juste un « A », mais un grand « A » qui prenait toute la page.
Un « A » écrit avec plein de fioritures dans lesquelles on distingue un chat, un cochon, une poule, un renard et un lapin. Le filigrane est imprimé avec un léger relief, dont on peut suivre la trame en l’effleurant du bout des doigts, ce qui provoque de singulières sensations. Tantôt frisson, tantôt chatouillis, froid ou chaleur, mais surtout les odeurs, en particulier quand on passe du chat au cochon. Ce n’est pas que je veuille prêcher pour mon église mais avouez qu’il est plus agréable de caresser un chat que n’importe quel porcin. Ah oui ! Je ne me suis pas présenté. Je m’appelle Robert. Je suis un chat roux et borgne, ce qui ne m’empêche pas de voir pour deux. Elle ? Elle s’appelle Noémie…
Le soleil de ce début d’été étire ses ombres sur la vallée. J’ai pour habitude de fureter dans la maison de tante Agathe située au bord du cours d’eau.
J’aime me prélasser sur la table du jardin, le ventre en l’air, pour profiter au mieux de la chaleur rayonnante. Une roulade sur le côté et la fraîcheur remontant du ruisseau m’enveloppe. Je paresse entre mes deux sources d’oisiveté, quand elle arrive. Noémie a alors dix ans. Elle vient toujours passer ses premières semaines de vacances chez sa tantine. J’ai entendu dire qu’elle vient faire le plein d’air pur dans nos montagnes pour soigner ses poumons. Je savoure les prémices de sa visite, car ma maîtresse s’affaire à remettre en ordre et enjoliver la petite chambre du premier étage. Je n’ai plus qu’à décompter trois petites nuits pour que l’heure des cajoleries et des parties de cache-cache arrive. Il me suffit d’entendre résonner ses petits pas sur les dalles d’ardoise qui couvrent l’allée, pour que je la devine sur la pointe des pieds, s’approchant de moi, avant de passer délicatement sa petite main dans les longs poils de mon pelage rebondi. Une légère fragrance vanillée accompagne alors la brise qui me chatouille les babines. J’exprime un ronron de contentement puis elle file à l’intérieur de la cuisine, où s’active sa tante qui lui mitonne un goûter, non sans m’avoir au préalable gratifié d’une bise humide sur le front, ce qui me fait toujours frissonner. Ainsi va le rituel. Je me tourne vers la fenêtre pour suivre leur bavardage frénétique. Noémie est une insatiable pipelette.
Je suis donc tranquillement assis en train de me toiletter quand elles arrivent, les bras encombrés, pour déguster leur quatre heures sur ma table.
S’ensuit l’interminable récit de son voyage en train, le résumé de son année scolaire avec ses nouvelles copines et ses copains tous plus ou moins stupides.
Moi j’attends à ses pieds qu’elle me glisse discrètement un de ces petits macarons qui font mon régal. Sa tante lui soutient qu’il faut arrêter de me gaver de friandises avant que je n’explose… Bref, je sais qui va me chouchouter pendant les trois semaines à venir. On monte à l’étage pour qu’elle pose ses affaires dans la petite chambre fleurie qu’Agathe lui a spécialement agencée.*
— J’ai décidé de faire un grand tri dans mon grenier cette année.
— Tu as dû en retrouver des tonnes de choses, dit Noémie.
— Oui ! Plein de trucs dont on ne se servira jamais, auxquels s’accrochent bien des souvenirs. Des objets oubliés et de vieux livres que je dévorais quand j’avais ton âge. Je les ai posés sur ton étagère. On en feuillettera quelques-uns demain, si tu le veux. La météo devrait être moins clémente ces jours à venir.
— Pourquoi pas... Robert peut rester avec moi cette nuit ?
— Bien sûr ! Mais méfie-toi quand même, l’âge aidant il devient irritable et grognon.
Irritable et grognon ? Puis quoi encore ? Soupe au lait et sénile pendant qu’elle y est ! Je n’ai que huit ans moi…
— Ok je serai très gentille avec le vieux Robert, répond-elle en pouffant.
Non ! Là c’est trop. Je fais un demi-tour accompagné d’un grognement et redescends prendre l’air. Tsss…
— Tu vois, en prenant de l’âge, il devient un vieux matou susceptible.
La fin de journée suit son cours. Assises sur un banc à côté de la porte, elles conversent en regardant les dernières lueurs s’estomper et sirotent une tasse de thé dont le glouglou ne perturbe pas la danse des grillons. Moi, posé près de la petite, j’attends de nouveau un macaron.
Pas de chasse ce soir, pas de miaulement mielleux à l’intention de la gent féline. Je vais me lover dans ses bras pour écouter les péripéties des chats de son quartier. Je ne sais pourquoi, mais sa voix m’apaise. On monte dans la chambre dont elle ferme la porte. Je m’installe au bout du matelas et attends qu’elle me rejoigne pour ma séance de gratouillis. Je l’observe, vaquant au rangement de ses affaires. Elle se pose enfin près de moi. Je tends mon cou, mais rien… Elle s’est relevée, s’approche des étagères et saisit une pile de livres. Elle s’assoit par terre, le dos calé contre le lit et commence à les feuilleter. Je m’allonge sur la couette, la tête posée dans le creux de son épaule.
— Tu veux que je te lise une histoire Robert ?
— Mraouhh…
— Ok. Voyons ce que l’on a là.
Elle prend un petit bouquin plutôt épais. A la couleur brunie des pages, j’en déduis qu’il doit être assez ancien et l’odeur qui s’en dégage est là pour nous le confirmer. Elle fait défiler les feuillets en éventail devant son nez. Une volute de fine poussière s’en échappe m’arrachant un éternuement qui déchire le silence. Celui de Noémie prend le relais.
— Hi, hi ! Toi aussi tu es allergique aux grosses lectures ? Tu as raison, on va en prendre un moins volumineux.
Elle ramasse un autre ouvrage dont la tranche est de couleur rose.
— Ça tu vois, il paraît que ce sont des histoires pour nous les filles. Enfin à l’époque où il y avait le monde des filles et celui des garçons. Aujourd’hui tout se mélange, ce qui ne nous empêche pas d’avoir notre univers secret.
Elle commence à le parcourir mais le récit ne semble pas lui plaire. Elle en saisit un autre qui fait partie de la même collection.
— Tiens ! Il y a un marque-page, dit-elle.
Elle déplie la feuille pour y découvrir un A. Elle grimpe sur la couette et se cale contre son oreiller. Elle le tapote doucement de la main pour que je me rapproche d’elle. Le trait, qui s’échappe de la lettre en une folle farandole, l’intrigue. En y regardant de près, on y distingue bien quelques animaux et fleurs. Elle passe délicatement le bout du doigt sur ce qui ressemble à une poule. Je jurerais sentir l’air nauséabond du poulailler voisin. Chaque forme nous apporte un nouveau parfum, au point qu’elle porte sa main à son nez.
— C’est drôle toutes ces odeurs… me dit-elle d’un ton évasif.
Drôle ? Je suis posé contre elle et pourtant sa voix me paraît si lointaine… Elle continue d’effleurer la ligne en énumérant le nom des formes qui se croisent et se décroisent. Son doigt glisse de plus en plus vite sur la surface du papier. Le pigment surchauffé semble scintiller puis briller. Juste le temps d’apercevoir une pointe d’étonnement sur le visage de Noémie et je suis obligé de fermer mon œil devant le violent éclat lumineux qui jaillit de la feuille…
— Côt ! Mais qu’est-ce que vous faites ici, vous ?
Je rouvre les yeux, car il est évidant que malgré mon handicap, je ne puis en fermer un sans l’autre. Ça sent de nouveau la poule, un peu comme celle qui se tient devant moi. Mais attendez… Où suis-je ?
— Que s’est-il passé ? demandai-je, plus étonné d’entendre le son de ma voix que de me retrouver dans cette situation.
— Quelle tête vous faites. Je me présente. Je m’appelle Codec, côt ! Je suis l’assistante de maître Codac, l’administrateur de ce petit paradis en, côt, cours de développement.
— Paradis ? Vous voulez dire que …
— Que vous n’êtes plus de votre monde ? Pas, côt, tout à fait. Disons, côt, que nous sommes dans un entre-deux, côt, une sorte de passerelle et si vous êtes là, côt, c’est que vous vous êtes retrouvés en possession de la clé d’une de nos portes, côt,. Chose qui n’était pas, côt, prévue.
— Le « A » ? Et Noémie ?
— Je suis vraiment désolée, côt, mais ce n’était pas pour elle.
— Ouf ! Vous me soulagez. Nous ne sommes donc pas à l’article de la mort.
— Comment vous le dire… M. Rabout, notre lapin côt fossoyeur, ne me surnomme pas « la poule de la mort qui picore, qui picore les miettes de la destinée » pour rien. Il est un peu, côt, dur d’oreille mais a toujours le bon mot.
— Mais pourquoi un « A » ? dis-je en sentant mes poils se hérisser dans cet environnement glacial.
— Détendez-vous, côt, vous devenez tout bouffi. Pourquoi ? Disons, parce qu’elle, côt, est la première… La porte qui s’ouvre sur l’horizon des mots, celle où, côt, tout commence mais finit aussi. Car, côt, il n’y a jamais de commencement sans fin.
— Excusez-moi de paraître idiot ou perturbé, mais si je ne suis pas décédé, que fais-je ici ?
— Ah ! Là, côt, je crois que l’on a bouclé. Non, vous n’êtes pas décédé, côt. La seule explication de votre présence tient du fait que le, côt, lien qui vous unissait était si fort qu’il vous aura entraîné jusqu’ici, à la limite des mondes.
— Entraîné ? Non ne me dites pas qu’elle… Ce n’est pas vrai, je ne veux pas, ce n’est pas possible…
— Côt ! Sincèrement désolée, mais nous sommes parfois confrontés à des, côt, imprévus, surtout dans le cas de maladies incurables. Refermez vos yeux à présent.
En une fraction de seconde je suis sur mes pattes et scrute la pièce de mon seul œil valide. Noémie est là, étendue sur sa couche. Son bras gauche où je me suis calé est plaqué le long de son corps, le droit est replié sur elle, tenant à la main la fameuse porte en papier. J’avance prudemment. Il y a quelque chose de changé en elle. J’approche ma truffe de son visage rose et froid. Je ne distingue plus le moindre souffle. D’un réflexe naturel je recule en grognant. Je me retourne vers le marque-page pour y découvrir le dessin d’un crépuscule orangé s’immolant sur une plaine verdoyante. Je ne sais pourquoi, je me mets à feuler haut et fort comme hurlerait un loup. Alarmée par mes gémissements, tante Agathe fait irruption dans la chambre. Je pense qu’elle a compris en voyant ma mine effarée. Elle se précipite vers la jeune enfant, la secoue fortement sans obtenir de réaction. Le cri enrobé de sanglots qui suit me convainc à fuir définitivement la pièce. Je n’ai jamais descendu l’escalier aussi vite. Il faut que je prenne une grande bouffée d’air frais à l’extérieur. Je sors sur le pas de la porte qui est éclairé. Les ombres fantomatiques des moucherons qui bataillent autour de l’ampoule dansent sur le sol. Un livre que devait lire Agathe est jeté au pied du banc. Je porte mon regard sur l’allée d’ardoise, jusqu’au portail. Un dernier miaulement se coince dans ma gorge quand je vois Noémie me faire signe et s’éloigner de la barrière, accompagnée d’un renard qui la guide. Je reste là, pétrifié, le cœur foudroyé.
A force de côtoyer les humains, finit-on par souffrir lorsque l’on perd notre point d’attache ?