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Le blog des Poudreurs d'escampette
16 novembre 2014

P163 — Devant « Office at night » — Dada

 

OdileBlog

 (Office at night) 

   « P’tain… qu’est-ce qu’il fout ici çui-là ? Hé, qu’est-ce tu fais là ?

   — Eh bien... vous… tu vois… Euh, nous n’avons pas gardé les bisons ensemble, mais je veux bien vous tutoyer…

   — Qu’est-ce-que tu fais là, j’te demande !? Et d’abord, comment tu t’appelles ?

   — Bill…

   — Bill ? C’est amerloque, ça… T’es Amerloque ? Et qu’est-ce que tu fais ici à cette heure. Tu sais où t’es au moins ?

   — Rien. Je ne fais rien. V… Tu vois. Je me détends. J’étais excédé par l’ambiance.

   — Excédé, excédé ! Tu te fous de ma tronche ?

   — Je fumerais bien un cigare. Vous… tu as ça ?

   — Tu te payes ma trogne ! Pas de doute ! Oh… toi, tu files un mauvais coton. Ça ne va sûrement pas se passer exactement comme tu l’imagines... »

   Simon lui met la main au colback et le secoue comme un prunier en septembre. Inquiet, il lâche le type, mou comme un sac de son, pour jeter un coup d’œil circulaire dans la galerie. Non ! A première vue, il ne manque rien, tous les tableaux sont là. C’est déjà ça. Mais il faut qu’il accouche, l’oiseau. Simon reprend ce Bill par la cravate et entreprend de le garroter. Il visse. S’arrête. Reprend. Hésite et le colle au mur, pattes écartées, pour lui faire les poches. Pas d’arme… Pas de papiers… Pas de fric. Pas de… Rien ! Un sdf !

   « Oh, le cigare, tu vas le fumer par les oreilles… Dis-moi comment et par où tu… Ah, tu te marres ? »

   Paf ! Elle est partie toute seule. Ça c’est de la gifle ! Il est bâti comme Ventura, le Simon. Il le reprend au collet ce Bill sans domicile fixe. Et vas-y que j’te secoue ça et les pruneaux… 

    « C’était acompte…  je te promets que tu vas cracher tes dents, sous peu si tu continues… Ça va te coûter bonbon, mon gars. Tu vas en prendre pour dix piges, mais moi je vais perdre mon job. C’n’est pas l’moment, crois-moi ! les fonds sont en baisse. Simon lève la main. 

   « J’ai des fourmis dans les mains, et des volantes… Alors, tu me racontes ?

   — Ecoutez… euh… écoute. Je ris, c’est nerveux. Tu peux me frapper mais je ne peux pas te dire ce que je ne sais pas… »

   Simon lève la main à nouveau.

   « Et tu penses qua ça va me suffire ?

   — Hé, du calme, du calme ! Je ne sais pas par où je suis entré, mais j’arrive de là…

   — D’où ?

   — D’ici ! Tu vois ? »

   Il désigne du doigt un tableau dans la galerie.

   « J’étais installé ici, derrière mon bureau…

   — Ton… Ton bureau ?

   — Oui, mon bureau !

   — Et tu crois que je vais gober ?

   Simon dessine une gifle en l’air. Bill fait un geste de défense.

   « Décidément t’as la main leste. Doucement, doucement, ne me frappe pas… oui, c’est mon bureau, mais j’en ai eu marre et je suis descendu pour me dégourdir les jambes. Ah… tu vois, ça ne mérite pas tes violences… déjà que l’ambiance n’est pas terrible, là haut (il désigne le tableau), t’imagine pas.

   — Bah si ! Si, j’imagine ! Je visite l’expo quatre fois par nuit, et c’est pas la joie. Ils tirent tous de ces gueules. Ça sent la haute tension et la neurasthénie. En attendant il faut que j’appelle les flics, et je vais avoir l’air d’un gland.

   — Si tu veux, mais ça ne sert à rien. Le temps qu’ils arrivent, je serai remonté derrière mon bureau. Ni vu, ni connu, ni entré, ni sorti : ici, à ma place, morose et grognon, mais là. »

 -----

   « Hey ! t’as même du saucisson à l’ail et du beaujolais nouveau… extra Simon ! c’est la saison, si je ne me trompe pas. Pain frais en baguette, camembert. Extra, extra, extra ! Il ne te manque plus que le béret sur la tête !

   — Ha ha ha ! T’as le droit de chambrer, t’as déjà payé. Une belle beigne, hein ?!  Je chahute ! Excuse ! c’est une petite bavure de musée qui ne fera pas de manchette à la une. Tiens mon gars, saucisson à l’ail, jésus, et rosette, de la vraie, rien à voir avec le singe ou le cornet de bif que vous nous avez refilé en quatorze. Tu vas te régaler. Tu m’as fais peur, mais t’as l’air civilisé. Un Ricain qui aime le sauciflard ne peut pas être complètement pourri. Dis-voir, pour un Cow-boy, tu parles vachement bien le Fren’ch. T’es déjà venu voir la tour Eiffel ? Les champs Elysées ? Le Moulin rouge ? Le Crézi Horse ? Où t’as appris ?

   — Nulle part. Je n’ai pas appris. Il m’a peint comme ça. Hopper, parlait français et adorait dire du Beaudelaire à l’atelier. Avant de sauter du tableau je ne me savais pas bilingue. J’en suis heureux, il m’a peint à son image. Lui, c’était un fan de la France et du français... »

   Ils se regardent, s’apprécient. Parlent la bouche pleine comme à la guerre. Se file des ramponneaux dans le dos. Rigolent comme des conscrits. Lèvent le coude.

   « En tout cas, c’est pas la gaîté qui l’étouffe ton géniteur. C’est le drame sous les croûtes. Les couleurs, c’est la guerre froide, les tronches c’est le Miserere, les couples c’est l’hôtel du cul tourné. Je rigole, mais je voyais ça plus vivant l’Amérique. Des cowboys qui dansent la polka irlandaise entre mecs devant le feu, dans des cercles de chariots et qui se pintent au ouiski après avoir tiré le bison ; des Blacks qui se sniffent une ligne de blanche avant d’emboucher la clarinette ; des trains qui sifflent au moins trois fois ; des courants d’air chaud sous les dessous de Marilyn ; des caciques indiens emplumés et peinturlurés qui dansent en transe au son du tambour ; des squaw aux visages ravinés comme des canyons, qui lisent dans la fumée ; des captives aux yeux clairs qui se laissent faire minette par Dean Martin ; des shérifs les bottes au repos sur le bureau ; des croquemorts en hauts de forme, l’œil pendant et le goitre giboyeux de pélican… L’Amérique, quoi ! La vie… Mais la liberté qui éclaire le monde a l’air d’avoir mis l’abat-jour sur ses ambitions. Hopper n’a même pas l’excuse des twintowères ; il n’a pas connu. T’en penses quoi, toi, Bill ? »

    Bill n’a pas l’air d’être habitué aux questions de philo. Chacun son trip. On le sent dans une rumination intérieure hésitante. Il s’en pose. Il a dans la main le cigare que ne lui avait pas promis Simon. Il se le porte près de l’oreille et le fait tourner entre ses doigts. Sous une légère pression, il décèle avec jouissance ce léger crissement des grands crus. Un Partagas mille fleurs. Ils sont forts, ces Fren’chis. Il en coupe l’embout, y glisse une pointe d’allumette, l’humecte avec application à pleine bouche, frotte son allumette, chauffe légèrement son barreau de chaise, puis l’allume sans tirer trop fort. Il tire quelques courtes tafes. C’est du bon. Il en prend une belle bouffée, sourit à Simon. Savoure. Tout en exprimant voluptueusement son nuage, il adresse un sourire de bien aise à son compagnon d’une nuit. Puis soupire, résigné. Il préférerait se taire. Enfin…

   « Le rêve américain, tu sais, Simon, repose sur peu de choses : l’espoir de gagner de l’argent, puis de le faire travailler pour gagner de l’argent, et enfin de faire énormément de fric en faisant travailler énormément d’argent, et ainsi de suite. Et plus on va vite et mieux c’est. Il y a beaucoup de partants, très peu de gagnants, des perdants en pagaille, évidemment, un peu de couches intermédiaires qui font office de rouages… et pas mal de ruinés. C’est la règle du jeu : comme au rodéo, à la fin, il n’en reste qu’un sur le cheval. En prime, il arrive très souvent que cette règle soit flouée. Les gagnants organisent volontiers des opérations de cavalerie, des coups foireux et immoraux. Leurs spéculations sans vergogne mènent au désastre mais ils s’arrangent pour faire payer la casse à leurs victimes. On ne s’étonne plus que les rapports de compétition détruisent les liens entre les individus. C’est froideur à tous les étages. Hopper peint ça avec minutie. Je le sais, je me suis retrouvé sur plusieurs de ses toiles. Ça sent la petite bourgeoisie agressive camouflée sous les faux-plis de la pudeur et la misère trop propre. Ça sent la solitude et la discorde, en permanence. L’incommunicabilité. Ça pue l’hypocrisie. La désespérance. La société américaine n’est pas exempte de turpitude, mais elle l’enfoui dans le puritanisme. »

   Bill s’arrête. Tend son gobelet vide. Simon lui verse une belle verrée de beaujolais. Ils s’observent. Se pèsent. Se comprennent. Simon est un vrai fumeur de Havane : son cigare ne s’est pas éteint. Il tire une belle taffe épicée et suave et reprend son discours.

   « …Quant aux femmes, j’ai l’impression qu’il les aime, mais qu’il ne les comprend pas. Le divorce ou la solitude sont permanents. Tout est silence tumultueux chez Hopper, tout est strict, rigide, désespérant. Tout paraît calme et tout est brutal. Les couples se haïssent, au mieux s’observent. Ils semblent s’insupporter, au lit comme au bureau. »

-----

   … Simon offre aux anges un sourire à peine esquissé. La tête alourdie dans la main, le bras sur l’accoudoir, il souffle les gaudes comme un sonneur assoupi et à demi conscient. Il ne sait pas de quel côté du sommeil il navigue. Peu à peu, sous le poids de la tête, son coude glisse. Le dérapage imprime un soubresaut qui fait fuir les papillons de Morphée. Bill ? Simon ouvre un œil. Bill ? Merde, il s’est enfui ? C’est le branle-bas. Simon accourt et se retrouve devant Office at the night. Bill, t’es là ? Aaah ! Toi tu pourras dire que tu m’as fait peur.

   S’éloignant, rasséréné, Simon n’est pas certain que Bill n’a pas levé la tête pour lui adresser un clin d’œil.

 

 

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   L'espace d'hébergement précédent étant devenu inconfortable, l'auberge des Poudreurs d'escampette a émigré chez canalblog. Nous allons à nouveau proposer à la lecture publique quelques textes choisis parmi les nombreuses productions mensuelles de l'atelier. Si le coeur vous en dit n'hésitez pas à venir nous rejoindre à l'auberge en envoyant un message à l'adresse suivante, vous y serez les bienvenus !
poudreursdescampette-subscribe@yahoogroupes.fr

Naissance d'un petit cousin

Feuille_érable  
   Les poudreurs d'escampette sont heureux de vous annoncer la naissance d'un petit cousin canadien né à Ottawa il y a peu. Nous lui souhaitons longue vie et beaucoup de créativité.

http://plumesdicietdailleurs.blogspot.ca

Propositions en cours

P210 – Mythologie au goût du jour

P210  
Trouvez dans cette liste le titre de votre nouvelle. Elle devra se dérouler à l’époque actuelle.

Le supplice de Tantale – Le tonneau des Danaïdes – La boite de Pandore – Le talon d’Achille – Le rocher de Sisyphe – Les écuries d’Augias –

P211 – Sur l’écran noir…

P212  

Parmi ces 6 répliques cultes de cinéma, vous en choisirez deux. La première servira d’incipit et la deuxième d’excipit à votre nouvelle

 
“ Les choses que l’on possède finissent par nous posséder” Fight Club. C’est l’angoisse du temps qui passe qui nous fait tant parler du temps qu’il fait” Amélie Poulain“. On peut convaincre tout le monde qu’on a changé mais jamais soi-même.”  Usual Suspect.  “La prochaine fois, y aura pas de prochaine fois.” Les sopranos“. La folie, comme tu dois le savoir, c'est comme la gravité: ça ne réclame qu'une petite poussée!”.Le joker. Il vaut mieux s'en aller la tête basse que les pieds devant.” Archimède le clochard

 P213 – Concours de nouvelles

Les poudreurs s’associent au concours de nouvelles organisé par notre petit cousin canadien « Plumes d’ici et d’ailleurs » . 
Vous enverrez dans un premier temps votre proposition aux poudreurs (vous avez jusqu’à fin décembre) et dans un deuxième temps vous pourrez vous inscrire et participer au concours de nouvelles en envoyant votre texte ( peut-être remanié).

 

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